Critique de «La cale ronde», par Marc Moutoussamy

La cale ronde, de Charles Madézo

par Marc Moutoussamy, directeur de la médiathèque Georges-Perros de Douarnenez

J’ai lu dans La cale ronde de Charles Madézo le récit d’une immersion. D’emblée, « la pente douce de la cale, faite de pavés inégaux » dessine un chemin qui nous conduit vers une autre profondeur. Il s’agit tout à la fois d’une plongée dans le souvenir d’une enfance à Douarnenez et d’une approche intime de l’élément marin.

L’enfance remémorée donne sa première dimension poétique à l’ouvrage. Le temps s’arrête au récit des jeux dans le port. Les sensations pures et intenses correspondent à une expérience inaugurale du monde. Elles renvoient autant à l’épreuve d’un environnement neuf qu’à une expérience de soi. C’est l’instant initiatique du premier contact avec l’eau qui détermine cette temporalité particulière : « l’enjeu, c’est la frayeur délicieuse passant de l’un à l’autre, comme un courant, dans la conductibilité transparente de la mer » (p. 13). L’eau épousant le corps est décrite comme la sensation d’un éternel début, car il s’agit à la fois d’une rencontre, mais aussi d’une dépossession qui impose toujours une rupture : « La mer d’un coup de rein tendre, nous rejette, transis, sur la cale moussue et se retire en cascades claires » (p. 14).

L’élément liquide marque un seuil, une limite où les sens s’abolissent. Elle est donc toujours vécue dans une nouveauté radicale, quasi virginale, avec les rituels qui l’escortent. Le rite de la salive marque cette approche sensuelle de la mer. Il consiste à cracher dans l’eau pour déterminer si l’immersion est possible ou non : « Si la salive reste compacte, si le crachat flotte comme un corps étranger, il faut attendre l’état de pureté qui rendra nos humeurs limpide et solubles. » (p. 42). Tout en plongeant, le narrateur vit l’enveloppement de la mer dans cette solubilité sensuelle propre à l’étreinte amoureuse : « l’immersion est une étreinte, il nous paraît justifié d’aborder son baiser profond avec nos salives les plus claires » (p. 42).

Mais La cale ronde nous conduit vers un monde qui se dérobe à la mesure et à l’emprise. Elle nous immerge dans un élément liquide qui acquiert très vite l’importance et la densité d’un « pays des songes » (p. 14) : « la mer est un monde magique et nous y dépêchons, chaque caillou a sa mission, nos émissaires » (p. 15). La mer, omniprésente et incontournable, suggère très vite une masse insondable qui fait écho à l’exploration du passé : « On ne sait pas encore, on ne veut pas savoir, que la mer, c’est le dessous de la surface (…)» (p. 16). Le mouvement de la réminiscence juvénile qui anime l’écriture se double alors de l’exploration d’un lien sous-jacent entre l’auteur et ce qu’il décrit.

En effet, la mer, plus qu’une composante de l’horizon et de l’architecture portuaire de la ville, apparaît comme un élément qui pénètre les consciences, rythme la vie des habitants. Elle s’insinue partout, jusque dans les rêves : « le temps n’est pas celui des monstres, mais une palpitation complexe dont les échos rythment nos jours et s’infiltrent jusqu’à nos rêves » (p. 18). La ville décrite par Charles Madézo est modelée par la force onirique de la mer. Dès lors La cale ronde se présente comme l’exploration de ce territoire intime tissé par l’imaginaire des habitants et qui enveloppe le narrateur : « Douarnenez m’entourait » (p.59). Ce paysage intérieur partagé par le narrateur n’admet pas de limites et affirme la primauté de cette trame imaginaire sur la réalité objective : « nos rêves ignorent ces portes mensongères et reviennent toujours vers les rivages abolis » (p. 91). L’œuvre littéraire constitue alors une représentation assumée de cette dimension imaginaire. En l’écrivant, elle ouvre la possibilité d’une invention indéfinie de la ville pour tous les autres habitants de la ville : « d’autres enfants, dans les immeubles qui dominent le port, se fabriquent d’autres rues monte au ciel » (p. 59). D’abord décrite comme un terrain de jeu enfantin, Douarnenez s’écrit donc comme un lieu de fiction ouvert.

L’écrivain évolue dans ce décor à double échelle, associant souvenir et espace fictionnel. Au seuil de ces deux dimensions superposées, apparaît régulièrement la figure d’un double. Il s’agit d’abord du reflet dans l’eau évoqué au début du livre « guetteur en surplomb, chacun épie son image, son double marin, ce poulpe ensommeillé qui s’étire et qui l’appelle » (p.14). Plus loin, c’est le cormoran qui vole et plonge, « ni oiseau, ni poisson, suspendu au ras des vagues, le cormoran n’en finit pas de se choisir un territoire » (p.65). Cette présence amuse et agace le narrateur, comme un écho parasite qui représenterait de manière triviale la faculté de l’écrivain de communiquer avec ces deux univers structurant de son monde intérieur : « les cormorans nous renvoient les parodies de nos tourments, nous qui ne savons choisir entre la terre et l’eau » (p. 66).

Mais en assurant le rapprochement de ces deux éléments, La cale ronde permet aussi au narrateur de se réapproprier ses multiples reflets, comme dans un mouvement de recherche de soi. Ainsi lorsqu’il s’agit de séduire, le reflet est attendu, guetté comme un assesseur : « je marche avec une anxiété discrète, un peu désemparé par le manque de vitrines qui, rendant mon image, m’aideraient à parfaire une dégaine désinvolte » (p. 87). La vitrine fait apparaître ici un personnage, miroir du narrateur, un écho fictionnel dans un texte qui multiplie les surfaces comme écrans de nouvelles profondeurs spéculaires.

Mais en rapprochant les multiples dimensions du souvenir, du rêve, du fantasme dans un beau travail de ravaudage, La cale ronde permet aussi au narrateur de donner une densité toute particulière aux liens qui l’unissent à sa famille. Orphelin de père, il peut rendre visible, dans l’espace de l’écriture, la force particulière de l’absence d’un parent. Elle est à la fois une présence incontournable dans le récit maternel qui rend le garçon indissociable d’une référence inconnue et donc obsédante : « tout ce qui me touchait en appelait à mon père » (p. 72). Mais elle est aussi l’image écran qui fait obstacle à l’affection de l’enfant pour sa mère : « il était l’emblème d’amours mortes presque avant que je naisse, une épave proliférante qui de partout me débordait » (p. 72).

Cette image logée dans le parcours de La cale ronde qui débute par l’immersion dans le souvenir, l’exploration des territoires remémorés, fictifs et fantasmés du narrateur, montre combien l’écriture relie dans ce livre une expérience de la profondeur et de la limite. La mer, élément métaphorique fondamental, figure le jeu des surfaces entre le visible, l’invisible, le soi et le monde. En les transfigurant dans l’espace de l’écriture, l’œuvre nous propose une circulation libre entre toutes ces surfaces pour y puiser l’ensemble de ses composantes. A l’instar des chefs d’œuvres qui ont associé la recherche sur soi à l’inauguration d’une identité littéraire, La cale ronde offre au lecteur un espace intemporel pour se retrouver, au cœur de Douarnenez, grâce à une création véritable et universelle.

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