Interview de Stéphane Batigne, traducteur et éditeur de «Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre»

Interview de Stéphane Batigne, traducteur et éditeur de Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre

Qui était vraiment Naïa ?
On ne le sait pas ! On ignore son nom, sa date de naissance, sa date de décès, presque tout en fait ! Le peu de choses que l’on connaît sur Naïa nous a été transmis par Charles Géniaux.

Charles Géniaux, l’auteur de Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre… Qui était-il, ce Géniaux ?
Charles Géniaux était le fils d’un médecin militaire. Né à Rennes en 1870, il avait de la famille dans le Morbihan du côté de sa mère et y venait régulièrement. Âgé d’une vingtaine d’années, il s’est mis à visiter le département, en particulier Rochefort-en-Terre, Muzillac, Josselin, Billiers… Il s’intéressait beaucoup aux traditions populaires, aux petites gens, avec un regard presque anthropologique. Il écrivait des articles sur ce qu’il voyait, sur les gens qu’il rencontrait, des artisans, des pêcheurs, des mendiants, etc. Il prenait aussi des photos, avec son frère Paul, qui a fait ensuite une brillante carrière de photographe à Paris.

Comment Charles Géniaux a-t-il fait la connaissance de Naïa ?
Si l’on se fie à ce qu’il a écrit, on lui aurait parler de Naïa alors qu’il séjournait à l’hôtel Le Cadre. Il faut savoir qu’à la fin du XIXe siècle, Rochefort attirait les artistes, les peintres, notamment anglais et américains, et Géniaux les fréquentait. Il s’est intéressé au personnage de Naïa, a interviewé des gens qui la connaissaient, puis a réussi à la rencontrer. Tout cela lui a donné suffisamment de matière pour écrire un long article qu’il a soumis à la revue britannique Wide World Magazine, une sorte de National Geographic de l’époque. L’article est paru en 1898, accompagné de photos de Naïa.

C’est donc ce texte que vous avez traduit ?
Oui. C’est un texte qui n’avait jamais été publié en français. Quelques années plus tard, en 1903, Géniaux avait fait paraître une version française de son enquête, dans son livre La Vieille France qui s’en va, mais le texte anglais du Wide World Magazine est vraiment le plus ancien témoignage dont on dispose sur Naïa. Pour moi, il a une valeur de référence.

Dans les notes du livre, vous indiquez certaines différences entre les deux textes…
En effet, il m’a semblé intéressant de noter les écarts entre les deux versions de l’histoire, publiées à quelques années d’intervalles. Par exemple, dans la revue britannique, Géniaux donne le nom de famille de Naïa, Kermadec, mais ce nom n’est pas mentionné dans la version française. J’ai fait des recherches et il n’y avait personne de ce nom à Rochefort à cette époque. Je crois que Géniaux a inventé ce nom pour faire «couleur locale».

Est-ce que Géniaux a pu inventer d’autres choses à propos de Naïa?
Oui, il est très probable que Charles Géniaux ait, au minimum, enjolivé la réalité. À cette époque, il existait des guérisseuses dans toutes les communes et certaines étaient soupçonnées de sorcellerie car elles semblaient posséder des pouvoirs particuliers. Il ne serait pas étonnant que Géniaux ait rencontré une de ces femmes à Rochefort et qu’il ait un peu brodé pour rendre le personnage plus croustillant, plus exotique pour les lecteurs du Wide World Magazine. Il ne faut pas oublier que Géniaux a été ensuite un romancier très productif, récompensé par le Grand Prix de l’Académie française en 1917. Il partait souvent de récits entendus ou de lieux visités pour bâtir des histoires plus vraies que nature.

Pourtant, il y a bien des photos de Naïa ?
Oui, bien sûr, il n’est pas contestable que cette femme a existé. Tout comme les ruines du château et ses souterrains. Le Naïa Museum s’y est installé en 2015 et on peut plonger dans les entrailles du château. C’est assez impressionnant d’ailleurs. Une des photos représentant Naïa la montre devant une cheminée monumentale. Cette cheminée se trouve elle aussi dans une des salles du Naïa Museum. Par contre, tout ce que raconte Géniaux au sujet de Naïa, ou presque, peut être questionné. Je ne ne veux pas dire que c’est faux, mais nous n’avons pas, aujourd’hui, les moyens de déterminer avec certitude ce qui est vrai, ce qui a été enjolivé et ce qui a été carrément inventé.

 

Critique de «Grand A, petit m», par Marie-Josée Desvignes

Par Marie-Josée Desvignes, dans la revue Texture

Recueil de 13 nouvelles dont le fil conducteur est la passion pour un être ou pour la vie, « Grand A, petit m »  compose, sans jamais tomber dans le doucereux, un début d’alphabet dédié à la sensualité, celles des rencontres insolites que toujours l’amour visite avec l’aiguillon du désir, depuis ses mauvais tours, ses extravagances, ses gourmandises et au cœur même des tourmentes de la vie.
Ainsi de la femme dangereuse que rencontre le patron du Piccolino dans Fatale à la vieille dame qu’on veut mettre en maison de retraite dans Grande braderie, ou depuis cet amour qui naît au milieu du chaos dans l’île dévastée par le séisme en Haïti, dans chaque nouvelle, la passion arpente les chemins de la poésie que Marilyse Leroux en poète passionnée aime fréquenter aussi.
De la candeur angélique d’une jeune fille à la perfidie d’une femme fatale, du pauvre bougre victime de cette dernière au malotru de Cas de conscience, ou au « vampire » masculin de Le troisième jour, les êtres qui traversent ce recueil composent toute une humanité dans l’énigme de l’amour que chacun cherche partout, une énigme comparable métaphoriquement à cette tache au cou d’une inconnue « mystérieuse »comme le titre de la dernière nouvelle.
L’art de la nouvelle est dans sa concision, l’écriture de Marilyse Leroux, légère et fluide dans ses poèmes se fait dense et resserrée dans ses nouvelles, exige une grande attention au détail. Petits bijoux à l’éclat bleu comme la bague tombée dans l’herbe de la fiancée qui a cru son amoureux perdu au champ de bataille (Bleu horizon), intenses comme le parfum de l’inconnue de la première nouvelle : À fondre.
Faites-vous plaisir, dégustez sans modération ces pièces délicates.

Critique de «Grand A, petit m», par Alain Kewes

Grand A, petit m, de Marilyse Leroux

Treize nouvelles dont les premières lettres des titres suivent l’ordre alphabétique annoncé par le titre du recueil laissent augurer un ensemble composé, comme un bouquet, autour d’une thématique qu’on devine d’ailleurs aisément. Pourtant, s’il est effectivement question du grand A et des mille manières de l’éprouver au quotidien minuscule, la palette de Marilyse Leroux a plus d’une couleur sous le pinceau et son art malicieux de la dissimulation poussée jusqu’à la dernière ligne vous prendra plus d’une fois à revers. Car la passion amoureuse, parfois dévorante, ne se porte pas qu’aux êtres de chair, loin s’en faut. En dire plus gâcherait le plaisir de la découverte. Pris dans un réseau de trompe-l’œil et d’écrans, vous irez de livres en tableaux, frissonnerez sous les plaisirs de la musique, de la peinture et même de la gastronomie. Vous voyagerez d’Haïti en Bretagne, vous aurez 8 ans ou 80. N’ayez crainte : les ailes du désir trouveront bien à votre insu le chemin du retour au grand A. C’est habile, souvent drôle, toujours émouvant.

Alain Kewes, À l’œil nu, dans la revue Décharge n° 169.

Critique de «Les âmes en peine», par Marilyse Leroux

Après Naia, la sorcière de Rochefort-en-Terre, Stéphane Batigne publie un second récit de Charles Géniaux (1870-1931) : Les âmes en peine, un court roman de quelque 130 pages dont la couverture s’illustre d’une photographie de l’auteur. Une façon de remettre en valeur un écrivain breton né à Rennes qui conserve ses admirateurs et de le faire découvrir aux lecteurs qui ne connaîtraient pas son œuvre.

Canots_transportant_les_ouvrières_aux_friteriesAuteur entre 1903 et 1931 d’une quarantaine d’ouvrages, Charles Géniaux, romancier, nouvelliste, poète, peintre et photographe, connut en son temps un certain succès dans le monde littéraire (il fut récompensé en 1917 par le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre). Attaché à défendre et promouvoir la Bretagne, il s’intéressa notamment aux marins sauveteurs comme on peut le voir dans La Bretagne vivante, L’Océan ainsi que dans Les âmes en peine, qui met en scène des pêcheurs chargés de porter secours à la rame aux équipages en détresse.

On retrouvera dans ce récit âpre l’univers non moins âpre des sardiniers et homardiers de Ploudaniou, une commune imaginaire située non loin de Pont-L’Abbé, où on se rend entre autres pour prendre le train.

Deux frères, Jean et Julien Buanic, seuls survivants du naufrage de leur bâtiment, la Rosa-Mystica, réapparaissent tels des spectres, «livides et demi-nus», en pleine messe des morts. Dès le premier chapitre, l’auteur pose le nœud du problème : «Comment Jean et Julien avaient-ils pu échapper à la mort, quand un rapport officiel, et les déclarations du capitaine de l’aviso L’Arbalète envoyé sur les lieux du sinistre, assuraient la Rosa-Mystica perdue corps et biens à quinze milles de Molène par une mer épouvantable, sans secours possible?»

À partir de cette interrogation, les rescapés subiront rumeurs, suspicions, accusations, mépris, jalousie professionnelle, sociale et amoureuse, vindicte populaire et même cérémonie macabre. On leur reprochera de ne pas être «des gens de mer», juste «des marins d’occasion», des «chinchards», c’est-à-dire des poissons de rebut, alors même que l’un est devenu, à force d’études, maître de cabotage et l’autre second capitaine dans la marine de commerce. Les deux frères ont le tort supplémentaire d’être des jeunes gens ambitieux, désireux de faire leur place au soleil, n’hésitant pas à s’expatrier à l’autre bout de la France pour trouver un nouvel embarquement.

Il faut dire que, depuis leur naissance, ils dénotent dans la population locale. Descendus, trente ans plus tôt, des monts d’Arrhée, autant dire de l’étranger, leurs parents paysans devenus sabotiers, Job et Maharit, ne seront  jamais véritablement acceptés dans ce village regroupé en caste autour de ses pêcheurs. «C’est sur des sabots seulement que vous aviez le droit de naviguer !», lance-t-on aux deux frères. La superstition, la croyance séculaire dans les anaons, ces âmes perdues qui portent malheur là où elles passent, feront le reste : les deux survivants deviendront les boucs émissaires des avanies à venir et ne mériteront que rejet et damnation éternelle. Ombres blanches, vaisseaux fantômes, les têtes échauffées auront tôt fait de s’emballer à la vitesse des vagues.

Charles Géniaux dresse ici le portrait sans concession des enragés du drame à travers quelques figures aux noms évocateurs, tels le vieux Plonéour-Œil blanc ou Gourlaouen le Rouge, qui croient ferme aux revenants. Entre l’un «au profil pointu de goéland», l’autre au «profil de bœuf» têtu comme une ancre coincée dans son rocher, c’est une population impitoyable et haineuse qui est mise en scène par l’auteur, une communauté grégaire, insensible à la compassion et au devoir de secours qui la porte habituellement au-devant des naufragés. C’est en fait un véritable procès populaire qui sera fait aux deux frères, une condamnation irrémédiable malgré leurs dénégations et leur acte de courage. À l’issue du récit, le lecteur se dit que les «âmes en peine» de l’histoire n’étaient peut-être pas celles qu’on croyait.

Au drame marin se mêle un drame d’amour : les deux filles du patron Gurval Lanvern, Nonna et Anne, sont fiancées aux deux fils Buanicet elles feront tout pour braver leurs parents et le village, notamment les rivaux éconduits de Jean et Julien, deux jeunes pêcheurs du cru. Toutes deux offriront au fil des événements le visage conjoint du doute, du sacrifice et du fol espoir. On priera saint Gildas, le «Saint Patron venu d’Irlande sur les flots», on implorera la Bonne Vierge, on échafaudera des plans, on bâtira des châteaux en Espagne, on rêvera d’un bel avenir au soleil, pour la vie peut-être.

Au fil de ses onze chapitres, qui condensent les événements sur quelques mois, le roman de Charles Géniaux monte en intensité dramatique jusqu’à l’épilogue qui la clôt sans vraiment la clore. Des scènes fortes se succèdent, très visuelles, des moments saisissants que l’auteur restitue avec beaucoup de présence, dans un style précis, finement travaillé. En fin amateur des traditions populaires, il veille à émailler son récit de détails sur la vie des pêcheurs côtiers, leur manière d’être, leur habitat, leur langage, leurs traditions, leur nature obstinée, violente, prisonnière de la religion, de l’ignorance et de la peur, contribuant ainsi à donner un aspect très réaliste à cette histoire qui prend par moments les accents fantastiques de l’imaginaire breton. On peut d’ailleurs se demander si, comme pour Naia la sorcière, Charles Géniaux ne s’est pas inspiré pour ce roman de personnages et d’événements réels. Avec ses «âmes en peine», on frémit dans la tempête qui fait rage dans les cœurs comme sur l’océan.

Critique de «Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre» par Marilyse Leroux

le 20 décembre 2015

Stéphane Batigne, dans sa collection Patrimoine, a eu l’excellente idée de traduire et de publier un court texte du Breton Charles Géniaux paru en anglais en 1899, resté inédit depuis. Le récit, raconté par Géniaux à la première personne dans un style fluide et vivant, s’accompagne de 6 photographies originales.

Un amoureux de la Bretagne quelque peu oublié

C’est tout naturellement que ce féru de traditions populaires et de photographie s’intéressa au patrimoine de sa région natale, la Bretagne. Ses pas le menèrent à plusieurs reprises à Rochefort-en-Terre, petite cité morbihannaise, dite « de caractère », située à 35 km à l’est de Vannes, classée aujourd’hui parmi « les plus beaux villages de France ».

Des deux textes écrits par Géniaux sur Naïa la Sorcière de Rochefort, c’est ici le tout premier qui est traduit par Stéphane Batigne, celui paru en anglais en 1899 dans la revue britannique Wide World Magazine spécialisée dans les récits exotiques. On trouvera à la fin de l’ouvrage quelques-uns des écarts significatifs avec la seconde version parue en 1903 dans La Vieille France qui s’en va.

Qui était Naïa la Sorcière ?

Autant dire qu’à la fin du livre on ne le sait pas vraiment. Le mystère reste entier, sinon Naïa ne serait pas une sorcière et le charme serait rompu. Charles Géniaux enquête pour la retrouver, difficilement, car la vieille femme (qui n’a pas d’âge) a le don d’ubiquité, on l’a vue ici, on l’a vue là. À elle seule, elle semble rassembler tous les pouvoirs des sorcières : guérisons prophéties, lignes de la main, mauvais sorts, insensibilité au feu, parole oraculaire, immortalité, on en passe tant les superstitions rurales vont bon train à cette époque.

On dit qu’elle vit le plus souvent dans les ruines du Château, une forteresse médiévale construite par la puissante famille des Rieux. Elle erre dans la région tel un pur esprit qui n’a besoin ni de se nourrir ni de changer de vêture. Telle elle est, telle elle reste, figée à jamais dans les imaginations. Une photo de Géniaux nous la montre, enveloppée de son châle, rencognée contre un mur, son fidèle bâton à la main, comme confondue avec la paroi. Sauvage, mystérieuse, on la voit plus loin apostropher le ciel, bras levés, yeux d’outre-tombe, ou bien c’est une fumée qui la signale lorsqu’elle intercède avec les enfers, telle une pythie tout droit sortie des légendes antiques. Géniaux, qui finit par la rencontrer dans son « salon » de verdure, ne parvient pas à comprendre tout ce qu’elle dit car elle s’exprime parfois en breton. De plus, elle possède le talent de ventriloquie dont elle joue pour effrayer les campagnards ! C’est en somme un concentré de sorcière, une sorcière-orchestre qui dispose d’une panoplie complète, en tout cas suffisamment fournie pour tenir à distance celles et ceux qui croisent son chemin. Elle a conclu un pacte avec le diable, c’est évident. Pourtant, après une divination, il arrive qu’on la quitte avec le sourire, telle cette jeune Yvonnette que photographie l’auteur au cours de son reportage.

Et maintenant ?

Charles Géniaux dans son enquête, même s’il a sans doute forcé le trait pour flatter l’imagerie populaire et le folklore, essaie à certains moments de déconstruire le mythe en rapportant les propos d’un médecin ou du juge de paix : il doit bien y avoir une explication rationnelle à tous ces événements surnaturels rapportés dans le pays.

Au lecteur de se faire son idée car le mystère Naïa reste entier. Une chance pour les imaginatifs ! D’où venait-elle ? Quel âge avait-elle au moment de l’enquête ? Comment faisait-elle pour subsister ? D’où détenait-elle son savoir ? Mystère. Même son nom de Kermadec est contesté. Après la lecture de Géniaux/Batigne, soit le mordu de Naïa se laissera porter par la magie du personnage et du lieu − Rochefort-en-terre s’y prête facilement – et il s’efforcera alors de retrouver sa présence sous un porche, dans la forme d’un rocher, sous les pampres d’un lierre, soit il se lancera dans une recherche historiographique où le sérieux de l’archiviste prendra le pas sur la fantaisie du conteur, soit il se jettera séance tenante sur son clavier pour écrire les aventures de Naïa la Sorcière, son fantôme qui rôde encore dans les rues de la cité, parmi les ardoisières, sur les berges du Gueuzon, au Naïa Muséum ou dans l’enceinte du château ayant certainement plus d’une d’histoire à raconter… Les contes un peu sorciers n’échappent-ils pas eux aussi aux lois du temps ?

Mais chut, les murs de Rochefort ont des oreilles… La Porte de l’Enfer ouvre déjà grand sa bouche… Un souffle s’en échappe… ah !!!