Oh ! La Vilaine !
Critique des Frontières liquides, de Jérôme Nédélec
sur le blog Albédo – Univers imaginaires
Nous commençons à voir apparaître de nombreuses chroniques à propos de ce premier tome de L’Armée des veilleurs, au titre un peu surprenant et à la couverture qui fait couler un peu d’encre. La critique de notre ami plantigrade, L’Ours inculte avait attirée mon attention, et suite à cela l’auteur Jérôme Nédélec m’a proposé de lire son premier roman, mêlant Histoire et littérature de l’imaginaire.
Les avis sont assez variés, et cela ne me surprend pas une fois la lecture achevée.
« À la toute fin du IXe siècle, Vikings et Bretons se font face de part et d’autre du fleuve. Deux peuples, deux armées, deux soldats, deux hommes, prêts à s’affronter dans un déferlement de métal et de feu. Mais pour quoi au juste ? Pour un surcroît de richesses ? La possession d’un territoire ? La fidélité à un chef ? Ou parce qu’il n’y a pas d’autre choix ?«
En effet, la variété des retours concernant ce texte ne m’étonne pas : il s’agit indubitablement d’un roman de fantasy, mais il emprunte les marqueurs et codes du genre de manière inhabituelle, il peut laisser sur le carreau quelques lecteurs.
Les frontières liquides retracent la bataille de Questembert datant de 888/890 quand les bretons repoussèrent les vikings et autres scandinaves (dont les danois). C’est sous la férule d’Alain 1° de Bretagne – qui se fit couronné Roi de Bretagne par la suite – que les préparatifs furent entrepris et l’affrontement mené (J’ai dû faire quelques recherches, mes souvenirs étaient vagues et confus sur cette période).
Cette figure, le lecteur est amené à la croiser dans le roman de Jérôme Nédélec qui donne vie à cette bataille avec force et précision. Judicaël qui a fait la paix avec son voisin pour l’occasion est également mentionné, mais sans faire d’apparition.
C’est le fait historique qui se taille la part du lion, sans que l’aspect littérature de l’imaginaire ne soit qu’un vernis car son influence importera, notamment à la fin de ce premier tome. Cependant, il s’agit d’une fantasy historique très différente de ce que nous trouvons habituellement dans les rayons, même pour ce sous genre tant l’ambiance est est à la fois sombre et les éléments militaires précis (j’ai même pensé à Yann Le Bohec…).
L’auteur a consacré beaucoup de temps à ses recherches sur cette période de l’Histoire, et nous délivre une partition qui se veut fidèle et documentée à la fois sur les événements et sur les conditions de vie – et de mort – des gens de l’époque. Ainsi, n’avons nous droit qu’à peu d’exploration de château et autres donjons. La plupart du temps, le lecteur fréquente la boue du camp breton, retranché derrière un gué, sur un monticule où se hérisse peu à peu une fortification. Le froid, l’humidité et le brouillard sont nos compagnons attitrés au même titre que les deux protagonistes principaux sur lesquels je reviendrai. En outre, quelques bâtisses en pierre accueillent dans leur fraîche chaleur quelques scènes, et nous visitons qu’une ou deux fois les fameux drakkars vikings.
Le décor planté, la rusticité transcrite, l’histoire bat son plein avec à la fois des enjeux politiques et guerriers. Tout cela en gardant un cap historique vraisemblable et cohérent avec les faits de 890 qui nous sont parvenus de la bataille de Questembert (en Bretagne). Il s’agit d’un des points forts de ce roman, sachant que les amateurs de fantasy spectaculaires risquent de faire des mines chafouines… et l’amateur d’Histoire tout court couinera à l’apparition des passages « fantastiques ». Pour donner une petite idée d’un roman récent, qui navigue sur des eaux du même tonneau, je citerai Djinn de JL Fetjaine qui met en lumière une période bien précise de l’histoire avec un soin sensible à la dimension historique et à l’ambiance rendue.
Outre, la fantasy historique, Les frontières liquides (une expression qui n’apparaît qu’une seule fois dans le texte), nous pouvons également nous interroger sur son appartenance à la fantasy militaire tant les descriptions relatives à la construction d’une flèche, d’une fortification ou le traitement de l’importance des tours de gué, et autres dispositifs défensifs sont soignés. Et que dire des scènes de combat qui s’ils évitent le gore, n’en sont pas moins violents et physiquement épuisants. Par exemple, le passage sur le montage d’une flèche n’est pas sans rappeler certaines descriptions techniques de KJ Parker. Je vous rassure, l’auteur n’y consacre pas un chapitre cependant et c’est tout à fait passionnant.
Nous pouvons aussi mentionner la dimension politique insérée dans le texte de Jérôme Nédélec. Que ce soit côté breton ou côté vikings, les différentes parties ont des enjeux territoriaux pour leur peuple respectif, tout en subissant des tensions internes qui nuiront au bon fonctionnement de leur entreprise.
Les bretons se sont alliés malgré des frictions datant de plusieurs décennies, l’initiative en revient à Judicaël de Rennes et à Alan, comte de Bretagne qui mettent le mouchoir sur leurs différents – du moins temporairement – pour bouter ces nordiques hors de leurs territoires. Cette alliance est une nécessité, car le péril est grand et, esseulés, ils ne peuvent pas faire face à deux menaces. Malgré cela, même parmi leurs vassaux, l’entente n’est pas uniforme comme le lecteur s’en rendra compte dans les rangs du comte de Bretagne.
De leurs côtés, nos vikings sont à peine mieux lotis. A commencer par leur composition, ils s’avèrent être un patchwork de tribus plus ou moins importantes et provenant de diverses zones scandinaves. Maintenir une cohésion est un challenge en soi, et il n’est pas certain que leur nombre soit réellement une si grande force. Même au sein des tribus, des tensions peuvent voir le jour, fragilisant le ciment martial.
Ces enjeux politiques de différents niveaux corsent l’histoire et enrichissent bien agréablement le récit proposé, sans pour autant complexifier la trame ; les uns veulent prendre le gué sur la Vilaine, verrou de la Bretagne, les autres veulent verrouiller l’entrée…
Ainsi, ce roman qui tire partie de diverses « influences », peut perturber le lecteur de fantasy en recherche d’un récit plutôt classique dans le genre, alors que l’amateur d’Histoire pure ou de roman plus chatoyant peut être désarçonné par l’âpreté de la chose, loin du romanesque attendu.
La structure choisie est particulièrement intéressante en évitant une dichotomie marquée. En réalité, trois points de vue alternent, même si le dernier planant au-dessus des antagonismes éclaire le tout d’une vision d’ensemble tout en apportant la touche fantastique. C’est la vision d’Ooregan, une entité incarnée par une petite fille d’une dizaine d’année, à la fois esprit, chamane, fée, divinité – c’est difficile à dire à ce stade – qui nous initie à un combat plus lointain et plus important. Elle influencera le cours de l’Histoire de Bretagne par des interventions toute en douceur et subtilité.
Autrement, nous suivons, un jeune homme, second de Luern, le capitaine du camp breton. Il délivre son point de vue sur les préparatifs et la bataille en cours, observe les quelques dissensions au sein de son camp, tombe sous le charme d’une belle. Il est également une oreille attentive pour Govlen, un moine dépêché par le comte en raison de son expertise dans les ouvrages défensifs militaires. Ce religieux à la vie mouvementée se montrera particulièrement éclairé, une source de formation et de savoir excellente pour le jeune homme. C’est à son contact que le lecteur apprendra également les tenants de la politique du comte Alan (dans le récit). Initialement, j’ai été assez perplexe devant l’érudition et la sémantique de notre jeune soldat, mais l’auteur prend soin de lui donner un passé solide et cohérent.
Nous nous immergeons au cœur du récit par son intermédiaire, en vivant à travers ses yeux, cette aventure avec toutes les hauts et bas émotionnels qui y ont trait. Nous découvrons un homme loyal, intéressant et intelligent, loin d’être naïf pour son âge, loin d’être cynique en raison de son âge. L’équilibre est bien trouvé et permet de suivre un protagoniste crédible et impliqué avec enthousiasme.
Son point de vue alterne avec celui d’Hasten, le demi-frère du chef viking. Les préparatifs sont inversés puisqu’il s’agit d’envahir et d’attaquer. L’objectif premier est la prise du gué, mais auparavant nous découvrons le parcours de cette troupe, et quelques mises à sac sanglantes chemin faisant. La caractère bien trempé, un brin cynique de ce guerrier habile et froid en fait un personnage tout à fait captivant, loin du tueur froid et détaché, mais tout aussi loin du paladin redresseur de tort.
Les narrateurs sont distinctifs l’un de l’autre. Si dans le cas du jeune breton nous lisons un récit tout en finesse, estampillé d’humour, de dérision et parfois railleries; dans l’autre camp, nous avons un compte-rendu plus froid, plus incisif et direct, avec un « auteur » à fleur de peau. Dans les deux cas, nous avons droit à quelques réminiscences de leur passé à travers des rêves, des conversations, des confidences ou des flashbacks qui leur donnent de l’épaisseur et forment un caractère cohérent.
Les combats sont très bons et bien rythmés, l’affrontement final parfaitement rendu et prenant.
A ce stade, vous vous doutez que j’ai vraiment apprécié ma lecture qui recoupe mes goûts pour les littératures de l’imaginaire, l’histoire militaire et les plumes engageantes.
Comme bons nombres de premiers romans, il y a quelques points perfectibles cependant – et qui sont loin d’être un frein à la lecture. Ainsi avons nous des petites longueurs en milieu de roman, des transitions maladroites, un poil brutales, et des redondances avec les analepses (la scène de la tour par exemple, le lecteur devine ce qu’il s’est passé – inutile d’écrire le point de vue de notre jeune ami, une brève allusion aurait suffit).
En conclusion, voici un premier roman très prometteur, fondant histoire médiévale et fantasy en une gemme qui ne demande qu’un peu de patine. La forme tout autant que le fond peuvent séduire, même si le choix narratif ne plaira pas à tous les lecteurs.