Critique des «Frontières liquides», sur le blog Albédo

Oh ! La Vilaine !

Critique des Frontières liquides, de Jérôme Nédélec
sur le blog Albédo – Univers imaginaires

Nous commençons à voir apparaître de nombreuses chroniques à propos de ce premier tome de L’Armée des veilleurs, au titre un peu surprenant et à la couverture qui fait couler un peu d’encre. La critique de notre ami plantigrade, L’Ours inculte avait attirée mon attention, et suite à cela l’auteur Jérôme Nédélec m’a proposé de lire son premier roman, mêlant Histoire et littérature de l’imaginaire.

Les avis sont assez variés, et cela ne me surprend pas une fois la lecture achevée.

« À la toute fin du IXe siècle, Vikings et Bretons se font face de part et d’autre du fleuve. Deux peuples, deux armées, deux soldats, deux hommes, prêts à s’affronter dans un déferlement de métal et de feu. Mais pour quoi au juste ? Pour un surcroît de richesses ? La possession d’un territoire ? La fidélité à un chef ? Ou parce qu’il n’y a pas d’autre choix ?«

En effet, la variété des retours concernant ce texte ne m’étonne pas : il s’agit indubitablement d’un roman de fantasy, mais il emprunte les marqueurs et codes du genre de manière inhabituelle, il peut laisser sur le carreau quelques lecteurs.

Les frontières liquides retracent la bataille de Questembert datant de 888/890 quand les bretons repoussèrent les vikings et autres scandinaves (dont les danois). C’est sous la férule d’Alain 1° de Bretagne – qui se fit couronné Roi de Bretagne par la suite – que les préparatifs furent entrepris et l’affrontement mené (J’ai dû faire quelques recherches, mes souvenirs étaient vagues et confus sur cette période).

Cette figure, le lecteur est amené à la croiser dans le roman de Jérôme Nédélec qui donne vie à cette bataille avec force et précision. Judicaël qui a fait la paix avec son voisin pour l’occasion est également mentionné, mais sans faire d’apparition.

C’est le fait historique qui se taille la part du lion, sans que l’aspect littérature de l’imaginaire ne soit qu’un vernis car son influence importera, notamment à la fin de ce premier tome. Cependant, il s’agit d’une fantasy historique très différente de ce que nous trouvons habituellement dans les rayons, même pour ce sous genre tant l’ambiance est est à la fois sombre et les éléments militaires précis (j’ai même pensé à Yann Le Bohec…).

L’auteur a consacré beaucoup de temps à ses recherches sur cette période de l’Histoire, et nous délivre une partition qui se veut fidèle et documentée à la fois sur les événements et sur les conditions de vie – et de mort – des gens de l’époque. Ainsi, n’avons nous droit qu’à peu d’exploration de château et autres donjons. La plupart du temps, le lecteur fréquente la boue du camp breton, retranché derrière un gué, sur un monticule où se hérisse peu à peu une fortification. Le froid, l’humidité et le brouillard sont nos compagnons attitrés au même titre que les deux protagonistes principaux sur lesquels je reviendrai. En outre, quelques bâtisses en pierre accueillent dans leur fraîche chaleur quelques scènes, et nous visitons qu’une ou deux fois les fameux drakkars vikings.

Le décor planté, la rusticité transcrite, l’histoire bat son plein avec à la fois des enjeux politiques et guerriers. Tout cela en gardant un cap historique vraisemblable et cohérent avec les faits de 890 qui nous sont parvenus de la bataille de Questembert (en Bretagne). Il s’agit d’un des points forts de ce roman, sachant que les amateurs de fantasy spectaculaires risquent de faire des mines chafouines… et l’amateur d’Histoire tout court couinera à l’apparition des passages « fantastiques ».  Pour donner une petite idée d’un roman récent, qui navigue sur des eaux du même tonneau, je citerai Djinn de JL Fetjaine qui met en lumière une période bien précise de l’histoire avec un soin sensible à la dimension historique et à l’ambiance rendue.

Outre, la fantasy historique, Les frontières liquides (une expression qui n’apparaît qu’une seule fois dans le texte), nous pouvons également nous interroger sur son appartenance à la fantasy militaire tant les descriptions relatives à la construction d’une flèche, d’une fortification ou le traitement de l’importance des tours de gué, et autres dispositifs défensifs sont soignés. Et que dire des scènes de combat qui s’ils évitent le gore, n’en sont pas moins violents et physiquement épuisants. Par exemple, le passage sur le montage d’une flèche n’est pas sans rappeler certaines descriptions techniques de KJ Parker. Je vous rassure, l’auteur n’y consacre pas un chapitre cependant et c’est tout à fait passionnant.

Nous pouvons aussi mentionner la dimension politique insérée dans le texte de Jérôme Nédélec. Que ce soit côté breton ou côté vikings, les différentes parties ont des enjeux territoriaux pour leur peuple respectif, tout en subissant des tensions internes qui nuiront au bon fonctionnement de leur entreprise.

Les bretons se sont alliés malgré des frictions datant de plusieurs décennies, l’initiative en revient à Judicaël de Rennes et à Alan, comte de Bretagne qui mettent le mouchoir sur leurs différents – du moins temporairement – pour bouter ces nordiques hors de leurs territoires. Cette alliance est une nécessité, car le péril est grand et, esseulés, ils ne peuvent pas faire face à deux menaces. Malgré cela, même parmi leurs vassaux, l’entente n’est pas uniforme comme le lecteur s’en rendra compte dans les rangs du comte de Bretagne.

De leurs côtés, nos vikings sont à peine mieux lotis. A commencer par leur composition, ils s’avèrent être un patchwork de tribus plus ou moins importantes et provenant de diverses zones scandinaves. Maintenir une cohésion est un challenge en soi, et il n’est pas certain que leur nombre soit réellement une si grande force. Même au sein des tribus, des tensions peuvent voir le jour, fragilisant le ciment martial.

Ces enjeux politiques de différents niveaux corsent l’histoire et enrichissent bien agréablement le récit proposé, sans pour autant complexifier la trame ; les uns veulent prendre le gué sur la Vilaine, verrou de la Bretagne, les autres veulent verrouiller l’entrée…

Ainsi, ce roman qui tire partie de diverses « influences », peut perturber le lecteur de fantasy en recherche d’un récit plutôt classique dans le genre, alors que l’amateur d’Histoire pure ou de roman plus chatoyant peut être désarçonné par l’âpreté de la chose, loin du romanesque attendu.

La structure choisie est particulièrement intéressante en évitant une dichotomie marquée. En réalité, trois points de vue alternent, même si le dernier planant au-dessus des antagonismes éclaire le tout d’une vision d’ensemble tout en apportant la touche fantastique. C’est la vision d’Ooregan, une entité incarnée par une petite fille d’une dizaine d’année, à la fois esprit, chamane, fée, divinité – c’est difficile à dire à ce stade – qui nous initie à un combat plus lointain et plus important. Elle influencera le cours de l’Histoire de Bretagne par des interventions toute en douceur et subtilité.

Autrement, nous suivons, un jeune homme, second de Luern, le capitaine du camp breton. Il délivre son point de vue sur les préparatifs et la bataille en cours, observe les quelques dissensions au sein de son camp, tombe sous le charme d’une belle. Il est également une oreille attentive pour Govlen, un moine dépêché par le comte en raison de son expertise dans les ouvrages défensifs militaires. Ce religieux à la vie mouvementée se montrera particulièrement éclairé, une source de formation et de savoir excellente pour le jeune homme. C’est à son contact que le lecteur apprendra également les tenants de la politique du comte Alan (dans le récit). Initialement, j’ai été assez perplexe devant l’érudition et la sémantique de notre jeune soldat, mais l’auteur prend soin de lui donner un passé solide et cohérent.

Nous nous immergeons au cœur du récit par son intermédiaire, en vivant à travers ses yeux, cette aventure avec toutes les hauts et bas émotionnels qui y ont trait. Nous découvrons un homme loyal, intéressant et intelligent, loin d’être naïf pour son âge, loin d’être cynique en raison de son âge. L’équilibre est bien trouvé et permet de suivre un protagoniste crédible et impliqué avec enthousiasme.

Son point de vue alterne avec celui d’Hasten, le demi-frère du chef viking. Les préparatifs sont inversés puisqu’il s’agit d’envahir et d’attaquer. L’objectif premier est la prise du gué, mais auparavant nous découvrons le parcours de cette troupe, et quelques mises à sac sanglantes chemin faisant. La caractère bien trempé, un brin cynique de ce guerrier habile et froid en fait un personnage tout à fait captivant, loin du tueur froid et détaché, mais tout aussi loin du paladin redresseur de tort.

Les narrateurs sont distinctifs l’un de l’autre. Si dans le cas du jeune breton nous lisons un récit tout en finesse, estampillé  d’humour, de dérision et parfois railleries; dans l’autre camp, nous avons un compte-rendu plus froid, plus incisif et direct, avec un « auteur » à fleur de peau. Dans les deux cas, nous avons droit à quelques réminiscences de leur passé à travers des rêves, des conversations, des confidences ou des flashbacks qui leur donnent de l’épaisseur et forment un caractère cohérent.

Les combats sont très bons et bien rythmés, l’affrontement final parfaitement rendu et prenant.

A ce stade, vous vous doutez que j’ai vraiment apprécié ma lecture qui recoupe mes goûts pour les littératures de l’imaginaire, l’histoire militaire et les plumes engageantes.

Comme bons nombres de premiers romans, il y a quelques points perfectibles cependant – et qui sont loin d’être un frein à la lecture. Ainsi avons nous des petites longueurs en milieu de roman, des transitions maladroites, un poil brutales, et des redondances avec les analepses (la scène de la tour par exemple, le lecteur devine ce qu’il s’est passé – inutile d’écrire le point de vue de notre jeune ami, une brève allusion aurait suffit).

En conclusion, voici un premier roman très prometteur, fondant histoire médiévale et fantasy en une gemme qui ne demande qu’un peu de patine. La forme tout autant que le fond peuvent séduire, même si le choix narratif ne plaira pas à tous les lecteurs.

Critique des «Frontières liquides» par le blog Au pays des Cave Trolls

Critique des Frontières liquides (Jérôme Nédélec) par le blog Au pays des Cave Trolls

Ceux qui suivent ce blog connaissent mon grand intérêt pour tout ce qui a trait aux vikings et à leurs mythes. Ainsi quand j’ai entendu parler de ce roman par l’ours inculte, il a tout de suite éveillé ma curiosité. Et quelques temps après, ma curiosité a été à nouveau éveillée par un mail de l’auteur me proposant un service presse pour son roman. Proposition très intéressante et bienvenue pour un roman qui vaut le détour.

Ce roman est le premier de l’auteur qui a déjà écrit quelques nouvelles auparavant. C’est aussi le premier tome d’une trilogie L’armée des veilleurs. Cette trilogie fait partie d’un projet « transmedia » qui a été soutenu via Ulule en juin 2017. Le projet comportait diverses choses dont un site internet, des vidéos et des musiques. Petite précision concernant le titre de ce premier tome, les frontières liquides font référence aux fleuves qui marquent des frontières.

Maintenant que les présentations sont faites, venons en au cœur du sujet. Le roman situe son action à la fin du IXe siècle en Bretagne sur la rive ouest de la Visnonia ancien nom de la Vilaine. Les incursions vikings ont été nombreuses en France et la Bretagne n’y a pas échappé. Le roman raconte ainsi le face à face entre Les Morlaeriens (vikings) d’un côté et les bretons. Les vikings sont motivés par la soif de richesse et de territoire tandis que les Bretons se défendent. Situation de départ assez simple, cependant s’y rajoute la présence d’une mystérieuse petite fille (en apparence) qui apporte un peu de surnaturel à l’univers. Elle va se retrouver mêlée au conflit et semble guidée par un but énigmatique. Elle amène beaucoup de questionnements dans l’intrigue, son personnage est intéressant et intriguant. Quelques chapitres où elle est la narratrice lui sont consacrés.

La narration justement parlons en maintenant est faite à la première personne en changeant de narrateur à chaque chapitre. Nous avons ainsi deux narrateurs principaux, un dans chaque camp: le breton est le second de la garnison qui défend le fleuve, le viking est le frère du chef et un un guerrier vieillissant fortement porté sur la bouteille. Cette narration a le mérite d’éviter le manichéisme en apportant le point de vue de chaque côté du conflit. De plus, comme la narration est alternée, cela donne plus de rythme au roman et permet de mieux comprendre certaines situations.

Les deux narrateurs sont des personnages intéressants qu’on apprend à connaitre et à apprécier. Le héros breton est un soldat un peu particulier, qui doute des croyances chrétiennes bien établies, et qui a une culture plus élaborée que le troufion de base. Le héros viking est un grand combattant avec des points faibles et qui a une relation pas très amicale avec son frère, le chef. Les rivalités sont nombreuses entre les différents clans vikings (avec des tarés de chefs de clans), et les intrigues pour détenir le pouvoir à l’intérieur des deux camps sont nombreuses.

Les personnages secondaires sont assez nombreux dans les 2 camps. Ils sont également bien travaillés, vivants et intéressants. Le roman est rythmé par des scènes de combat bien décrites et réalistes. Il ne s’agit pas de bataille de masse, à la Seigneur des anneaux mais elles apportent ce qu’il faut d’action au récit.

Le roman appartient au genre de la fantasy historique. L’aspect historique est bien détaillé, les références à l’histoire sont assez nombreuses avec notamment l’utilisation de termes d’époque. Ces derniers sont expliqués dans un glossaire à la fin du roman et en version électronique, c’est un peu pénible pour y accéder. Cependant, elles ne gênent pas dans la compréhension de ce qui se passe.

Le personnage sur la couverture m’a un peu fait penser à un des personnages de Viking, le Jarl Borg, je ne sais pas si c’était voulu. Il n’a cependant pas la même expression. Les runes et la hache sont bien représentatifs du sujet mais le personnage au milieu gâche un peu. Je préfère notamment l’image avec les guerriers que l’on peut trouver sur le site.

Les frontières liquides est ainsi un bon premier roman qui se lit facilement. La double narration permet de suivre l’évolution du conflit dans les deux camps, les personnages sont humains et attachants. L’aspect historique est bien développé. Le surnaturel est apporté par le personnage de la petite fille qui apparait comme très prometteur pour la suite en amenant une autre dimension à l’histoire.

Célindanaé

Critique de «Poèmes sans titre de transport», par Cécile Guivarch

Critique de «Poèmes sans titre de transport», d’Olivier Cousin

par Cécile Guivarch
Terre à ciel, poésie d’aujourd’hui

Olivier Cousin nous entraîne avec lui dans les transports en commun avec cette question en toile de fond :

à quoi songe le mobilier immobile ?

Nous sommes ici dans une poésie du quotidien. Une poésie qui accorde de l’attention aux espaces restreints. Olivier Cousin ne se contente pas de décrire ce qu’il observe, il va au-delà. Il évoque l’individualité dans l’espace collectif, les pensées de l’homme centré sur lui-même et sa solitude.

chacun roule pour sa peau

En découlent les questions de société, la pollution, etc. Le paysage urbain, vu des transports, comme les affiches, les réverbères, les squares, etc. sont évoqués dans de courts poèmes. La ville et ses travaux défilent. Les trottoirs, les passages protégés, les lignes blanches. Écriture simple pour dire l’ordinaire. Poésie des feux tricolores, des giratoires et des bancs publics. Poésie de l’ordinaire, de ce à quoi chacun de nous ne porte plus attention. Voici ce qu’Olivier Cousin parvient à extraire. Une poésie ordinaire qu’il confronte à nous les hommes, à ce que nous sommes. Une poésie qui propose des ramifications. Des associations d’images. La poésie sur les tickets de métro. Et finalement, saurez-vous répondre à cette question ?

Combien de poètes sont entrés / dans le métro en même temps que moi ?

Critique de «Poèmes sans titre de transport», par Paul Gellings

Critique de Poèmes sans titre de transport, d’Olivier Cousin

par Paul Gellings
In La Revue littéraire, n° 71, janvier-février 2018

 

Poèmes sans titre de transportLe titre de ce recueil de poèmes – modeste mais remarquable – trahit d’emblée un certain goût pour le jeu de mots. Pourquoi pas ? Toute poésie qui se respecte se doit de jouer sur l’ambiguïté, voire l’épaisseur du langage, et si cette obligation ne mène pas à l’insipidité du calembour, le résultat en est une puissante réflexion lyrique qui, de page en page, enchante et amuse le lecteur ; tels les Poèmes sans titre de transport d’Olivier Cousin.

«Mais chacun d’eux a bien un titre !» objectera-t-on, et effectivement, l’omission des titres eût pu renforcer l’idée de l’ensemble. Cependant, à les regarder de près, l’on constate qu’ils sont souvent construits sur le modèle ludique du titre général derrière lequel se cachent et le ticket de métro, de tramway et de bus et le fait de se déplacer en zones urbaines, ainsi que nous le montre ce poème :

Lieux communs

Le métro se vit comme un passage obligé
Le lieu peut dérouter
alors qu’il est conçu
pour que chacun atteinge son but
sans retard sans détour
sans déviation ni trépas

C’est le lieu par excellence de la vie grouillante
Même s’il devient pour certains
lieu de survie
et même lieu endeuillé
où la mort s’impose d’une violence
odieuse

On devine ici un lien de parenté avec les «Ding-Gedichte» (=la poésie des choses) auxquels se consacra Rainer Marie Rilke lors de sa deuxième grande période de création, quand les objets furent désormais censés nous parler tout seuls. Qu’on se souvienne à ce propos des nombreuses pièces de décor (fleurs, fontaines, sculptures) dont notamment la signification que leur attribue le poète tout au long des Neue Gedichte éclate devant nos yeux. Phénoménologie qui, dans le cas d’Olivier Cousin, s’observe à partir d’évocations fort imagées du transport en commun en particulier et du microcosme citadin en général. N’est-ce pas, sur le mode d’un Rilke d’aujourd’hui, la ville qui nous parle, nous malmène et qui pue à plein nez dans Trottoirs ?

La ville se montre
peu encline aux largesses
Espace restreint
où la moindre inattention
pousse l’homme au caniveau
Espace d’étrons
où trotter en évitant
la souillure des semelles
Étroit espace étriqué
pour les entrechats du marcheur

Alors, Cousin lecteur de Rilke ? Tous deux sont en tout cas de la même famille là où, d’un bout à l’autre de Poèmes sans titre de transport, de même que dans Neue Gedichte, l’inanimé s’anime grâce à une poétique extraordinairement vivante.

Toutefois, Cousin se distingue aussi très nettement de son prédécesseur non seulement par une forme plus souple mais encore par un certain nombre de notes légères qui se mêlent de loin en loin aux poèmes plus graves et plus longs, et qui nous sont présentés comme des tickets, disant par exemple : «Ce poème est valable une heure» ; «J’ai expédié le temps entre deux rames/ sur la voie encombrée de déchets», ou «Combien de poètes sont entrés/ dans le métro en même temps que moi ?»

Un jeu donc, sur les mots, doublé d’une équipée fantasque, avec ou sans toutes sortes de moyens de locomotion, au tréfonds d’un monde labyrinthique systématiquement agrémenté de destinations inconnues. Comme la vie.

Critique de «La cale ronde», par Marc Moutoussamy

La cale ronde, de Charles Madézo

par Marc Moutoussamy, directeur de la médiathèque Georges-Perros de Douarnenez

J’ai lu dans La cale ronde de Charles Madézo le récit d’une immersion. D’emblée, « la pente douce de la cale, faite de pavés inégaux » dessine un chemin qui nous conduit vers une autre profondeur. Il s’agit tout à la fois d’une plongée dans le souvenir d’une enfance à Douarnenez et d’une approche intime de l’élément marin.

L’enfance remémorée donne sa première dimension poétique à l’ouvrage. Le temps s’arrête au récit des jeux dans le port. Les sensations pures et intenses correspondent à une expérience inaugurale du monde. Elles renvoient autant à l’épreuve d’un environnement neuf qu’à une expérience de soi. C’est l’instant initiatique du premier contact avec l’eau qui détermine cette temporalité particulière : « l’enjeu, c’est la frayeur délicieuse passant de l’un à l’autre, comme un courant, dans la conductibilité transparente de la mer » (p. 13). L’eau épousant le corps est décrite comme la sensation d’un éternel début, car il s’agit à la fois d’une rencontre, mais aussi d’une dépossession qui impose toujours une rupture : « La mer d’un coup de rein tendre, nous rejette, transis, sur la cale moussue et se retire en cascades claires » (p. 14).

L’élément liquide marque un seuil, une limite où les sens s’abolissent. Elle est donc toujours vécue dans une nouveauté radicale, quasi virginale, avec les rituels qui l’escortent. Le rite de la salive marque cette approche sensuelle de la mer. Il consiste à cracher dans l’eau pour déterminer si l’immersion est possible ou non : « Si la salive reste compacte, si le crachat flotte comme un corps étranger, il faut attendre l’état de pureté qui rendra nos humeurs limpide et solubles. » (p. 42). Tout en plongeant, le narrateur vit l’enveloppement de la mer dans cette solubilité sensuelle propre à l’étreinte amoureuse : « l’immersion est une étreinte, il nous paraît justifié d’aborder son baiser profond avec nos salives les plus claires » (p. 42).

Mais La cale ronde nous conduit vers un monde qui se dérobe à la mesure et à l’emprise. Elle nous immerge dans un élément liquide qui acquiert très vite l’importance et la densité d’un « pays des songes » (p. 14) : « la mer est un monde magique et nous y dépêchons, chaque caillou a sa mission, nos émissaires » (p. 15). La mer, omniprésente et incontournable, suggère très vite une masse insondable qui fait écho à l’exploration du passé : « On ne sait pas encore, on ne veut pas savoir, que la mer, c’est le dessous de la surface (…)» (p. 16). Le mouvement de la réminiscence juvénile qui anime l’écriture se double alors de l’exploration d’un lien sous-jacent entre l’auteur et ce qu’il décrit.

En effet, la mer, plus qu’une composante de l’horizon et de l’architecture portuaire de la ville, apparaît comme un élément qui pénètre les consciences, rythme la vie des habitants. Elle s’insinue partout, jusque dans les rêves : « le temps n’est pas celui des monstres, mais une palpitation complexe dont les échos rythment nos jours et s’infiltrent jusqu’à nos rêves » (p. 18). La ville décrite par Charles Madézo est modelée par la force onirique de la mer. Dès lors La cale ronde se présente comme l’exploration de ce territoire intime tissé par l’imaginaire des habitants et qui enveloppe le narrateur : « Douarnenez m’entourait » (p.59). Ce paysage intérieur partagé par le narrateur n’admet pas de limites et affirme la primauté de cette trame imaginaire sur la réalité objective : « nos rêves ignorent ces portes mensongères et reviennent toujours vers les rivages abolis » (p. 91). L’œuvre littéraire constitue alors une représentation assumée de cette dimension imaginaire. En l’écrivant, elle ouvre la possibilité d’une invention indéfinie de la ville pour tous les autres habitants de la ville : « d’autres enfants, dans les immeubles qui dominent le port, se fabriquent d’autres rues monte au ciel » (p. 59). D’abord décrite comme un terrain de jeu enfantin, Douarnenez s’écrit donc comme un lieu de fiction ouvert.

L’écrivain évolue dans ce décor à double échelle, associant souvenir et espace fictionnel. Au seuil de ces deux dimensions superposées, apparaît régulièrement la figure d’un double. Il s’agit d’abord du reflet dans l’eau évoqué au début du livre « guetteur en surplomb, chacun épie son image, son double marin, ce poulpe ensommeillé qui s’étire et qui l’appelle » (p.14). Plus loin, c’est le cormoran qui vole et plonge, « ni oiseau, ni poisson, suspendu au ras des vagues, le cormoran n’en finit pas de se choisir un territoire » (p.65). Cette présence amuse et agace le narrateur, comme un écho parasite qui représenterait de manière triviale la faculté de l’écrivain de communiquer avec ces deux univers structurant de son monde intérieur : « les cormorans nous renvoient les parodies de nos tourments, nous qui ne savons choisir entre la terre et l’eau » (p. 66).

Mais en assurant le rapprochement de ces deux éléments, La cale ronde permet aussi au narrateur de se réapproprier ses multiples reflets, comme dans un mouvement de recherche de soi. Ainsi lorsqu’il s’agit de séduire, le reflet est attendu, guetté comme un assesseur : « je marche avec une anxiété discrète, un peu désemparé par le manque de vitrines qui, rendant mon image, m’aideraient à parfaire une dégaine désinvolte » (p. 87). La vitrine fait apparaître ici un personnage, miroir du narrateur, un écho fictionnel dans un texte qui multiplie les surfaces comme écrans de nouvelles profondeurs spéculaires.

Mais en rapprochant les multiples dimensions du souvenir, du rêve, du fantasme dans un beau travail de ravaudage, La cale ronde permet aussi au narrateur de donner une densité toute particulière aux liens qui l’unissent à sa famille. Orphelin de père, il peut rendre visible, dans l’espace de l’écriture, la force particulière de l’absence d’un parent. Elle est à la fois une présence incontournable dans le récit maternel qui rend le garçon indissociable d’une référence inconnue et donc obsédante : « tout ce qui me touchait en appelait à mon père » (p. 72). Mais elle est aussi l’image écran qui fait obstacle à l’affection de l’enfant pour sa mère : « il était l’emblème d’amours mortes presque avant que je naisse, une épave proliférante qui de partout me débordait » (p. 72).

Cette image logée dans le parcours de La cale ronde qui débute par l’immersion dans le souvenir, l’exploration des territoires remémorés, fictifs et fantasmés du narrateur, montre combien l’écriture relie dans ce livre une expérience de la profondeur et de la limite. La mer, élément métaphorique fondamental, figure le jeu des surfaces entre le visible, l’invisible, le soi et le monde. En les transfigurant dans l’espace de l’écriture, l’œuvre nous propose une circulation libre entre toutes ces surfaces pour y puiser l’ensemble de ses composantes. A l’instar des chefs d’œuvres qui ont associé la recherche sur soi à l’inauguration d’une identité littéraire, La cale ronde offre au lecteur un espace intemporel pour se retrouver, au cœur de Douarnenez, grâce à une création véritable et universelle.

Critique de «Poèmes sans titre de transport», par Marilyse Leroux

Olivier Cousin : « Poèmes sans titre de transport »

par Marilyse Leroux

Les poètes, c’est bien connu, aiment les bancs publics, les amoureux aussi. De toute façon, ce sont les mêmes. Celui de première de couverture, solitaire dans son parc glacé (ou pas), est une invite à s’asseoir pour observer la ville, un sourire ou une interrogation au coin de la bouche.

« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », disait l’un, « trouver de la poésie dans un guidon de vélo », disait l’autre qui savait de quoi il parlait… (À ce propos, on pourra lire aussi d’Olivier Cousin, adepte de la petite reine, Les riches heures du cycliste ordinaire paru aux éditions Gros Textes, 2017.) La poésie est partout et surtout dans le regard que l’on pose sur les choses, n’est-il pas ? Et pourquoi pas sur le mobilier urbain, lampadaires, horodateurs, giratoires, palissades, containers et autres sanisettes ? Si l’ambition poétique peut paraître ici plus modeste que chez Isidore Ducasse, la « rencontre » n’en est pas moins suffisamment décalée pour nous amuser, nous questionner, nous émouvoir.

Le poète aime jouer sur les mots, leurs teintes, leurs crissements, leur air de famille, les calembours parfois mais aussi sur les émotions vraies partagées par tout un chacun, habitant des villes comme des campagnes. À la différence des trajectoires et des croisements monotones et contraints, les mots d’Olivier Cousin se télescopent librement sur les lignes pour « bousculer leurs habitudes » et les nôtres en même temps qui ne savons pas regarder plus loin que le bout de nos orteils, ni entendre plus loin que le bout de nos oreilles, les « symphonies de la finance » ou le « quant-à-soi silencieux » des passants et voyageurs, nos semblables. Pas toujours facile de s’accorder aux « vies vagabondes / en vibration ».

Rassurons-vous, au-delà des derniers feux tricolores qui nous font perdre nos chaussettes, notre ticket reste toujours valable et même le poète nous en donne d’autres, neuf en tout, presque un carnet. Le dixième, chacun pourra se l’inventer pour poursuivre le voyage. Des poétickets, ça s’appelle, un mot en provenance de Brest (cherchez, vous trouverez). Un exemple ? « Crissement des lumières et des freins / Convoi décasyllabique en approche », dix rames, quoi.
Vos poétickets en poche (celle du cœur), vous pourrez prendre le train et même le métropolitain, « voies A à Z » dans toute la France, mais aussi de Paris, à London (leTube, vous vous souvenez ?). Vous aurez alors tout loisir de réfléchir à cette « réussite d’urbanité ramifiée » que jalousent (ou pas) nos autres villes et villages.

N’oubliez pas en passant par la capitale d’adresser une pensée émue à Fulgence Bienvenue, si si, vous savez, celui qui porte bien son nom dans la grande gare aux faïences blanches et bleues ! Vous êtes un fondu d’Histoire ? Vous bénirez l’éventration des rues, leurs strates archéologiques dans lesquelles on lit à livre ouvert. Plus mystique, vous serez sensible à la « litanie » des « saints » qui bénissent votre parcours. Si vous êtes doué pour le calcul « pharaonique » − ou la peine des hommes − vous sous pencherez sur l’équation différentielle « trémies de déblais » / nombre et longueur des wagons / taille des pioches, capacité des pelles et autres hydres foreuses. Il y a de quoi faire. Ou alors vous compterez le nombre de « rivets ternis » et de « traverses créosotées » au-dessus du ballast. Vous ne savez pas ce que c’est ? Moi non plus, reportez-vous au dico ou au Big réseau, c’est plus sûr.

Un quatrain de Verlaine au fond du wagon pour rappellera un petit banc bien sympa (voir plus haut), à moins que votre œil innocemment égaré sur une hôtesse de l’air, sourire et uniforme en « coin de ce bleu », vous fasse regretter d’autres lignes autrement plus célestes mais autrement plus turbulentes. Bref, vous serez paré pour un « Glasgow Bilbao Toronto », rimes en rame, où, songeur devant les usagers âgés (ou pas) en transit, vous vous poserez cette question existentielle : « Combien de poètes sont entrés / dans le métro en même temps que moi ? » Alors, ticket orange en main, vous pourrez répondre à Olivier Cousin : « plus un ».

Texte publié dans la revue Textures

«Le dernier opuscule de Charles Madézo : Rose Ressac», par Albert Le Dorze

Le dernier opuscule de Charles MadézoRose Ressac

Albert Le Dorze*

Vous lisez d’une traite. Vous levez le nez et vous demandez pourquoi vous oscillez entre agacement et fascination. Vous laissez reposer l’ouvrage, comme les bouillons de culture, pendant une bonne semaine. Il s’agit d’un ovni littéraire que Madézo a intitulé Récit. Ce n’est pas du roman, ce n’est pas un poème. Mais il y a bien là une écriture singulière, un style. Autrefois, antan, il fallait raconter une histoire, avec un début, une intrigue et une fin. Cette nécessité s’est évaporée. Il y a mieux à faire que de se laisser aller aux facilités de la narration, c’est le mot qui compte, les images, les assonances… Il faut construire, bâtir. Il existe des poésies en prose, des écritures qui se veulent poétiques, mais ici ?

Omniprésence de la mer que des apprentis psy déclinent en maléfices et sortilèges maternels. C’est pas faux, il y a de cela. Il est aussi question du double du héros. Vieux mythe littéraire et expérience commune : qui de nous n’a pas dialogué avec son double ou tenté de le trucider ? Il se pourrait même que les individus qui nous entourent ne soient que des images grimaçantes de nous-mêmes. Il n’y a pas de fou dans le récit de Madézo, mais il y règne une inquiétante étrangeté. Il y a du sexe, de l’érotisme, des désirs érotiques, des tentatives pour les contraindre. Obsession du corps de la femme, toujours associé, bien sûr, à des métaphores maritimes. Angoisse et curiosité.

Métissage entre la littérature et les mathématiques ? L’Oulipo, certes, mais ici c’est à Mallarmé que vous pourriez penser. Mais encore ! À qui, à quoi ? Il s’agirait de faire rendre gorge à la sensation, à l’affect, à l’émotion, à des trucs dits féminins afin de les rendre traductibles, sinon en formules algébriques, du moins en figures rhétoriques qui les fixent, tel un papillon épinglé, sur le papier : on peut comprendre désormais.

La semaine passée, vous avez donc relu, et d’un coup, un mot, un nom vous frappe la cervelle : Luis de Gongóra y Argote, le cultisme ! Il y a sûrement un Italien qui ferait l’affaire ou un Grec, en tout cas c’est du Sud qu’il s’agit. L’auteur nous y invite, qui convoque Garcia Lorca, grand admirateur de Gongóra. Mais que dire du cultisme ? Louis Gaudran, spécialiste de la question : « Double aspiration : ascétique d’abord avec la recherche d’une langue extrêmement concentrée, s’exprimant par demi-mots et suggestions rapides, poussant au plus haut point le caractère ésotérique de toute véritable poésie ; aristocratique d’autre part, par l’immense érudition qu’elle met en œuvre […] ses néologismes audacieux, ses inversions forcées, ses métaphores hyperboliques (d’où le risque de pédantisme), son effort constant vers l’extrême subtilité (d’où le risque d’affectation). »

Charles Madézo se tient sur cette ligne de crête, sur le fil du rasoir.

Ceci n’est possible que dans une période où la culture se veut détachée de son environnement. Le langage, seul compte le langage ! Charles Madézo cultive la nostalgie de ce temps où nous avions le droit d’être dépouillé, ou purement décoratif, ou bizarre. Peut-être que nous aspirions au droit d’être sans sentiment, sans idée, sans idéologie ? Lire Madézo et méditer.

(1) Madézo C., Rose Ressac, Questembert : Stéphane Batigne ; 2017.

(2) Gaudran L. « Gongóra y Argote. » Le nouveau dictionnaire des auteurs. Sous la direction de Laffont et Bompiani. Paris : Robert Laffont ; 1994, Tome II, p 1274.

* Albert Le Dorze, psychiatre et psychanalyste à Lorient, auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont La Chair et le signifiant, Inconscients et algorithmes, De l’héritage psychique.

«Les Frontières liquides, baston bretonne» (L’ours inculte)

«Au final, j’ai trouvé Les Frontières liquides très agréable, à la fois historiquement solide (Monsieur Nédélec est passionné par cette période et cette région, ça se voit), avec des dialogues vivants, des personnages humains et des péripéties intéressantes. […] un mélange entre Les héros d’Abercrombie en moins gritty, et Les rois du monde de Jaworski en moins mystique. Les Frontières liquides est un premier roman très recommandable et intriguant, qui plonge le lecteur dans une ambiance guerrière historique crédible et fun.» (http://ours-inculte.fr/les-frontieres-liquides/)

Critique de «Rose Ressac», par Martine Michelat-Berra


Une histoire de cordages, dites-vous
Dans votre dédicace
Une histoire de corps en nage, aussi
Une histoire de double
Une histoire à double sens
Une histoire des sens
Une histoire de clé
La clé des songes
Des songes à clé
Des nœuds à clé
Des capucins gardiens
D’une histoire débridée
À lire en boucle, sans se lasser
En larguant les amarres

Ce roman poétique d’une écriture si belle et d’un érotisme fou

Critique de «La cale ronde», par Fañch Rebours

Plus de trente années séparent mon enfance de celle de Charles Madézo. Ma mer se situe au nord, son océan au sud. Mon port d’attache est petit et discret, il se nomme Bréhec. Le sien est grand et réputé, c’est Douarnenez. Nous ne vivons pas exactement la même Bretagne. Pourtant, la lecture de La cale ronde, réédité par Stéphane Batigne, a ravivé en moi une multitude de souvenirs – concrets, sensitifs, fantasmatiques – qui attestent d’un universel des jeunesses côtières.

La campagne de pêche imaginaire, à bord d’une plate surchargée. Le défi du bain glacé. Les plongeons interdits, côté digue. L’attente du retour des hommes et l’envie d’en être. Les liserés sang, sur la peau brillante des maquereaux. Les paliers de l’initiation adolescente. Le sein nacré échappé du maillot de la première inconnue. Le goût salé des suivantes…

Tous les enfants de la mer, d’hier et d’aujourd’hui, devraient lire un jour ce petit livre d’une réjouissante poésie.

Fañch Rebours

Critique de «Rose Ressac», par Marilyse Leroux

Rose Ressac, de Charles Madézo
par Marilyse Leroux
parue dans la revue Texture

L’auteur nous propose ici, en 47 proses poétiques, l’épopée onirique d’un homme qui, ayant décidé «de rompre tout contact avec le monde», vit en retrait sur un banc public face à la mer, «bien calé entre les tamaris à l’angle nord-est de la plage», une façon pour lui d’inventer sa vie et de «se préparer à la mort» qu’il acceptera «sans panache ni jérémiades». Il lui suffit, pour fuir la tentation régressive du noir, d’appuyer sur «un jeu de leviers qui lui permettent de maîtriser l’enchaînement des événements» Avec lui, entre fantasmes et fantômes, visions et délires hallucinatoires, ruses et constructions mentales, «l’éternité tient dans une heure». L’attente apprend «à posséder le temps».

À l’instar du héros sumérien Gilgamesh, cet homme, grand séducteur qui ne souhaite pas perdre son élan vital, s’est lancé de son «désert avide» dans une quête d’amour où son désir se mêle intimement au paysage marin, très érotisé (cf. l’anagramme du titre), et aux silhouettes féminines qu’il voit passer sous ses yeux. La tentation est partout car l’amour s’incarne ici ou là, dans telle ou telle femme. Louise, par exemple, «si proche et pourtant si lointaine», à qui le héros s’agrippe «pour ne pas sombrer tout à fait». Femme réelle, femme rêvée, synthèse de toutes les femmes, elle parcourt le récit du début à la fin en rencontrant quelques rivales. Il est en effet sur le front de mer des Shamat modernes très tentantes dans leur «harnachement hip» et leurs «Nike roses» de joggeuse… Les effleurer du coude serait déjà une expérience érotique à tenter, et plus si «extension de la zone de contact».

Rêve et réalité se mêlent ici tout naturellement dans «un rose naïf et tendre qui repeindrait aux tons pastels la nuit des épaves», il suffit de «passer à travers la surface du miroir» et tout devient possible. Le songe peut se déployer à sa guise dans un monde mouvant aux frontières incertaines, une sorte d’«énigme fragmentée», règnes et identités s’interpénétrant, s’inversant sans cesse au gré des jeux marins, tant est puissant «l’accord millénaire entre l’homme et l’eau».

Outre les nombreux échos à l’épopée de Gilgamesh, le lecteur s’amusera à démêler une symbolique variée : le deux qui «n’est pas un nombre, car il est l’angoisse et son ombre» ; l’Autre, «cette ombre d’un moi si flottant» ; le double intérieur ; le meurtre de l’Autre en soi ; la croix copte et autres talismans… De nombreuses références littéraires, bibliques, mythologiques, historiques, picturales, musicales, cinématographiques nourrissent l’aspect fortement mythique et psychanalytique du récit. Que le lecteur ne s’attende donc pas à un voyage linéaire aux balises bien définies mais au contraire à une navigation riche et complexe entre «deux faces confuses de la réalité». Tout comme le personnage, il devra «rassembler ses repères, ses lignes de fuite, ses angles droits» et se laisser emporter par une prose poétique fluide, sensuelle, charnelle qui ouvre à d’autres mondes en soi, hors de soi, dans une sorte de vertige où les mots, véritables formules magiques, révèlent un fort pouvoir d’incantation. Les «contrées intemporelles», les «mirages», les «sortilèges» font partie de ce monde, le paysage nous les donne à lire car «nous les créons», « ils n’existent pas sans nous». À chacun, au final, de tout remettre «dans le bon ordre».

Gilgamesh, le roi surpuissant qui ne voulait pas mourir, finit grâce à son Autre par prendre conscience de sa finitude. Du fond de son acédie, il remontera à la vie et, devenu juste et sage, découvrira la belle aventure d’aimer. Existe-t-il au bout du voyage une herbe miraculeuse plus capable de régénérer la vie que l’amour, la «ferveur amoureuse» sous toutes ses formes ?

Interview de Stéphane Batigne, traducteur et éditeur de «Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre»

Interview de Stéphane Batigne, traducteur et éditeur de Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre

Qui était vraiment Naïa ?
On ne le sait pas ! On ignore son nom, sa date de naissance, sa date de décès, presque tout en fait ! Le peu de choses que l’on connaît sur Naïa nous a été transmis par Charles Géniaux.

Charles Géniaux, l’auteur de Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre… Qui était-il, ce Géniaux ?
Charles Géniaux était le fils d’un médecin militaire. Né à Rennes en 1870, il avait de la famille dans le Morbihan du côté de sa mère et y venait régulièrement. Âgé d’une vingtaine d’années, il s’est mis à visiter le département, en particulier Rochefort-en-Terre, Muzillac, Josselin, Billiers… Il s’intéressait beaucoup aux traditions populaires, aux petites gens, avec un regard presque anthropologique. Il écrivait des articles sur ce qu’il voyait, sur les gens qu’il rencontrait, des artisans, des pêcheurs, des mendiants, etc. Il prenait aussi des photos, avec son frère Paul, qui a fait ensuite une brillante carrière de photographe à Paris.

Comment Charles Géniaux a-t-il fait la connaissance de Naïa ?
Si l’on se fie à ce qu’il a écrit, on lui aurait parler de Naïa alors qu’il séjournait à l’hôtel Le Cadre. Il faut savoir qu’à la fin du XIXe siècle, Rochefort attirait les artistes, les peintres, notamment anglais et américains, et Géniaux les fréquentait. Il s’est intéressé au personnage de Naïa, a interviewé des gens qui la connaissaient, puis a réussi à la rencontrer. Tout cela lui a donné suffisamment de matière pour écrire un long article qu’il a soumis à la revue britannique Wide World Magazine, une sorte de National Geographic de l’époque. L’article est paru en 1898, accompagné de photos de Naïa.

C’est donc ce texte que vous avez traduit ?
Oui. C’est un texte qui n’avait jamais été publié en français. Quelques années plus tard, en 1903, Géniaux avait fait paraître une version française de son enquête, dans son livre La Vieille France qui s’en va, mais le texte anglais du Wide World Magazine est vraiment le plus ancien témoignage dont on dispose sur Naïa. Pour moi, il a une valeur de référence.

Dans les notes du livre, vous indiquez certaines différences entre les deux textes…
En effet, il m’a semblé intéressant de noter les écarts entre les deux versions de l’histoire, publiées à quelques années d’intervalles. Par exemple, dans la revue britannique, Géniaux donne le nom de famille de Naïa, Kermadec, mais ce nom n’est pas mentionné dans la version française. J’ai fait des recherches et il n’y avait personne de ce nom à Rochefort à cette époque. Je crois que Géniaux a inventé ce nom pour faire «couleur locale».

Est-ce que Géniaux a pu inventer d’autres choses à propos de Naïa?
Oui, il est très probable que Charles Géniaux ait, au minimum, enjolivé la réalité. À cette époque, il existait des guérisseuses dans toutes les communes et certaines étaient soupçonnées de sorcellerie car elles semblaient posséder des pouvoirs particuliers. Il ne serait pas étonnant que Géniaux ait rencontré une de ces femmes à Rochefort et qu’il ait un peu brodé pour rendre le personnage plus croustillant, plus exotique pour les lecteurs du Wide World Magazine. Il ne faut pas oublier que Géniaux a été ensuite un romancier très productif, récompensé par le Grand Prix de l’Académie française en 1917. Il partait souvent de récits entendus ou de lieux visités pour bâtir des histoires plus vraies que nature.

Pourtant, il y a bien des photos de Naïa ?
Oui, bien sûr, il n’est pas contestable que cette femme a existé. Tout comme les ruines du château et ses souterrains. Le Naïa Museum s’y est installé en 2015 et on peut plonger dans les entrailles du château. C’est assez impressionnant d’ailleurs. Une des photos représentant Naïa la montre devant une cheminée monumentale. Cette cheminée se trouve elle aussi dans une des salles du Naïa Museum. Par contre, tout ce que raconte Géniaux au sujet de Naïa, ou presque, peut être questionné. Je ne ne veux pas dire que c’est faux, mais nous n’avons pas, aujourd’hui, les moyens de déterminer avec certitude ce qui est vrai, ce qui a été enjolivé et ce qui a été carrément inventé.

 

Critique de «Grand A, petit m», par Marie-Josée Desvignes

Par Marie-Josée Desvignes, dans la revue Texture

Recueil de 13 nouvelles dont le fil conducteur est la passion pour un être ou pour la vie, « Grand A, petit m »  compose, sans jamais tomber dans le doucereux, un début d’alphabet dédié à la sensualité, celles des rencontres insolites que toujours l’amour visite avec l’aiguillon du désir, depuis ses mauvais tours, ses extravagances, ses gourmandises et au cœur même des tourmentes de la vie.
Ainsi de la femme dangereuse que rencontre le patron du Piccolino dans Fatale à la vieille dame qu’on veut mettre en maison de retraite dans Grande braderie, ou depuis cet amour qui naît au milieu du chaos dans l’île dévastée par le séisme en Haïti, dans chaque nouvelle, la passion arpente les chemins de la poésie que Marilyse Leroux en poète passionnée aime fréquenter aussi.
De la candeur angélique d’une jeune fille à la perfidie d’une femme fatale, du pauvre bougre victime de cette dernière au malotru de Cas de conscience, ou au « vampire » masculin de Le troisième jour, les êtres qui traversent ce recueil composent toute une humanité dans l’énigme de l’amour que chacun cherche partout, une énigme comparable métaphoriquement à cette tache au cou d’une inconnue « mystérieuse »comme le titre de la dernière nouvelle.
L’art de la nouvelle est dans sa concision, l’écriture de Marilyse Leroux, légère et fluide dans ses poèmes se fait dense et resserrée dans ses nouvelles, exige une grande attention au détail. Petits bijoux à l’éclat bleu comme la bague tombée dans l’herbe de la fiancée qui a cru son amoureux perdu au champ de bataille (Bleu horizon), intenses comme le parfum de l’inconnue de la première nouvelle : À fondre.
Faites-vous plaisir, dégustez sans modération ces pièces délicates.

Critique de «Grand A, petit m», par Alain Kewes

Grand A, petit m, de Marilyse Leroux

Treize nouvelles dont les premières lettres des titres suivent l’ordre alphabétique annoncé par le titre du recueil laissent augurer un ensemble composé, comme un bouquet, autour d’une thématique qu’on devine d’ailleurs aisément. Pourtant, s’il est effectivement question du grand A et des mille manières de l’éprouver au quotidien minuscule, la palette de Marilyse Leroux a plus d’une couleur sous le pinceau et son art malicieux de la dissimulation poussée jusqu’à la dernière ligne vous prendra plus d’une fois à revers. Car la passion amoureuse, parfois dévorante, ne se porte pas qu’aux êtres de chair, loin s’en faut. En dire plus gâcherait le plaisir de la découverte. Pris dans un réseau de trompe-l’œil et d’écrans, vous irez de livres en tableaux, frissonnerez sous les plaisirs de la musique, de la peinture et même de la gastronomie. Vous voyagerez d’Haïti en Bretagne, vous aurez 8 ans ou 80. N’ayez crainte : les ailes du désir trouveront bien à votre insu le chemin du retour au grand A. C’est habile, souvent drôle, toujours émouvant.

Alain Kewes, À l’œil nu, dans la revue Décharge n° 169.

Critique de «Les âmes en peine», par Marilyse Leroux

Après Naia, la sorcière de Rochefort-en-Terre, Stéphane Batigne publie un second récit de Charles Géniaux (1870-1931) : Les âmes en peine, un court roman de quelque 130 pages dont la couverture s’illustre d’une photographie de l’auteur. Une façon de remettre en valeur un écrivain breton né à Rennes qui conserve ses admirateurs et de le faire découvrir aux lecteurs qui ne connaîtraient pas son œuvre.

Canots_transportant_les_ouvrières_aux_friteriesAuteur entre 1903 et 1931 d’une quarantaine d’ouvrages, Charles Géniaux, romancier, nouvelliste, poète, peintre et photographe, connut en son temps un certain succès dans le monde littéraire (il fut récompensé en 1917 par le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre). Attaché à défendre et promouvoir la Bretagne, il s’intéressa notamment aux marins sauveteurs comme on peut le voir dans La Bretagne vivante, L’Océan ainsi que dans Les âmes en peine, qui met en scène des pêcheurs chargés de porter secours à la rame aux équipages en détresse.

On retrouvera dans ce récit âpre l’univers non moins âpre des sardiniers et homardiers de Ploudaniou, une commune imaginaire située non loin de Pont-L’Abbé, où on se rend entre autres pour prendre le train.

Deux frères, Jean et Julien Buanic, seuls survivants du naufrage de leur bâtiment, la Rosa-Mystica, réapparaissent tels des spectres, «livides et demi-nus», en pleine messe des morts. Dès le premier chapitre, l’auteur pose le nœud du problème : «Comment Jean et Julien avaient-ils pu échapper à la mort, quand un rapport officiel, et les déclarations du capitaine de l’aviso L’Arbalète envoyé sur les lieux du sinistre, assuraient la Rosa-Mystica perdue corps et biens à quinze milles de Molène par une mer épouvantable, sans secours possible?»

À partir de cette interrogation, les rescapés subiront rumeurs, suspicions, accusations, mépris, jalousie professionnelle, sociale et amoureuse, vindicte populaire et même cérémonie macabre. On leur reprochera de ne pas être «des gens de mer», juste «des marins d’occasion», des «chinchards», c’est-à-dire des poissons de rebut, alors même que l’un est devenu, à force d’études, maître de cabotage et l’autre second capitaine dans la marine de commerce. Les deux frères ont le tort supplémentaire d’être des jeunes gens ambitieux, désireux de faire leur place au soleil, n’hésitant pas à s’expatrier à l’autre bout de la France pour trouver un nouvel embarquement.

Il faut dire que, depuis leur naissance, ils dénotent dans la population locale. Descendus, trente ans plus tôt, des monts d’Arrhée, autant dire de l’étranger, leurs parents paysans devenus sabotiers, Job et Maharit, ne seront  jamais véritablement acceptés dans ce village regroupé en caste autour de ses pêcheurs. «C’est sur des sabots seulement que vous aviez le droit de naviguer !», lance-t-on aux deux frères. La superstition, la croyance séculaire dans les anaons, ces âmes perdues qui portent malheur là où elles passent, feront le reste : les deux survivants deviendront les boucs émissaires des avanies à venir et ne mériteront que rejet et damnation éternelle. Ombres blanches, vaisseaux fantômes, les têtes échauffées auront tôt fait de s’emballer à la vitesse des vagues.

Charles Géniaux dresse ici le portrait sans concession des enragés du drame à travers quelques figures aux noms évocateurs, tels le vieux Plonéour-Œil blanc ou Gourlaouen le Rouge, qui croient ferme aux revenants. Entre l’un «au profil pointu de goéland», l’autre au «profil de bœuf» têtu comme une ancre coincée dans son rocher, c’est une population impitoyable et haineuse qui est mise en scène par l’auteur, une communauté grégaire, insensible à la compassion et au devoir de secours qui la porte habituellement au-devant des naufragés. C’est en fait un véritable procès populaire qui sera fait aux deux frères, une condamnation irrémédiable malgré leurs dénégations et leur acte de courage. À l’issue du récit, le lecteur se dit que les «âmes en peine» de l’histoire n’étaient peut-être pas celles qu’on croyait.

Au drame marin se mêle un drame d’amour : les deux filles du patron Gurval Lanvern, Nonna et Anne, sont fiancées aux deux fils Buanicet elles feront tout pour braver leurs parents et le village, notamment les rivaux éconduits de Jean et Julien, deux jeunes pêcheurs du cru. Toutes deux offriront au fil des événements le visage conjoint du doute, du sacrifice et du fol espoir. On priera saint Gildas, le «Saint Patron venu d’Irlande sur les flots», on implorera la Bonne Vierge, on échafaudera des plans, on bâtira des châteaux en Espagne, on rêvera d’un bel avenir au soleil, pour la vie peut-être.

Au fil de ses onze chapitres, qui condensent les événements sur quelques mois, le roman de Charles Géniaux monte en intensité dramatique jusqu’à l’épilogue qui la clôt sans vraiment la clore. Des scènes fortes se succèdent, très visuelles, des moments saisissants que l’auteur restitue avec beaucoup de présence, dans un style précis, finement travaillé. En fin amateur des traditions populaires, il veille à émailler son récit de détails sur la vie des pêcheurs côtiers, leur manière d’être, leur habitat, leur langage, leurs traditions, leur nature obstinée, violente, prisonnière de la religion, de l’ignorance et de la peur, contribuant ainsi à donner un aspect très réaliste à cette histoire qui prend par moments les accents fantastiques de l’imaginaire breton. On peut d’ailleurs se demander si, comme pour Naia la sorcière, Charles Géniaux ne s’est pas inspiré pour ce roman de personnages et d’événements réels. Avec ses «âmes en peine», on frémit dans la tempête qui fait rage dans les cœurs comme sur l’océan.

Critique de «Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre» par Marilyse Leroux

le 20 décembre 2015

Stéphane Batigne, dans sa collection Patrimoine, a eu l’excellente idée de traduire et de publier un court texte du Breton Charles Géniaux paru en anglais en 1899, resté inédit depuis. Le récit, raconté par Géniaux à la première personne dans un style fluide et vivant, s’accompagne de 6 photographies originales.

Un amoureux de la Bretagne quelque peu oublié

C’est tout naturellement que ce féru de traditions populaires et de photographie s’intéressa au patrimoine de sa région natale, la Bretagne. Ses pas le menèrent à plusieurs reprises à Rochefort-en-Terre, petite cité morbihannaise, dite « de caractère », située à 35 km à l’est de Vannes, classée aujourd’hui parmi « les plus beaux villages de France ».

Des deux textes écrits par Géniaux sur Naïa la Sorcière de Rochefort, c’est ici le tout premier qui est traduit par Stéphane Batigne, celui paru en anglais en 1899 dans la revue britannique Wide World Magazine spécialisée dans les récits exotiques. On trouvera à la fin de l’ouvrage quelques-uns des écarts significatifs avec la seconde version parue en 1903 dans La Vieille France qui s’en va.

Qui était Naïa la Sorcière ?

Autant dire qu’à la fin du livre on ne le sait pas vraiment. Le mystère reste entier, sinon Naïa ne serait pas une sorcière et le charme serait rompu. Charles Géniaux enquête pour la retrouver, difficilement, car la vieille femme (qui n’a pas d’âge) a le don d’ubiquité, on l’a vue ici, on l’a vue là. À elle seule, elle semble rassembler tous les pouvoirs des sorcières : guérisons prophéties, lignes de la main, mauvais sorts, insensibilité au feu, parole oraculaire, immortalité, on en passe tant les superstitions rurales vont bon train à cette époque.

On dit qu’elle vit le plus souvent dans les ruines du Château, une forteresse médiévale construite par la puissante famille des Rieux. Elle erre dans la région tel un pur esprit qui n’a besoin ni de se nourrir ni de changer de vêture. Telle elle est, telle elle reste, figée à jamais dans les imaginations. Une photo de Géniaux nous la montre, enveloppée de son châle, rencognée contre un mur, son fidèle bâton à la main, comme confondue avec la paroi. Sauvage, mystérieuse, on la voit plus loin apostropher le ciel, bras levés, yeux d’outre-tombe, ou bien c’est une fumée qui la signale lorsqu’elle intercède avec les enfers, telle une pythie tout droit sortie des légendes antiques. Géniaux, qui finit par la rencontrer dans son « salon » de verdure, ne parvient pas à comprendre tout ce qu’elle dit car elle s’exprime parfois en breton. De plus, elle possède le talent de ventriloquie dont elle joue pour effrayer les campagnards ! C’est en somme un concentré de sorcière, une sorcière-orchestre qui dispose d’une panoplie complète, en tout cas suffisamment fournie pour tenir à distance celles et ceux qui croisent son chemin. Elle a conclu un pacte avec le diable, c’est évident. Pourtant, après une divination, il arrive qu’on la quitte avec le sourire, telle cette jeune Yvonnette que photographie l’auteur au cours de son reportage.

Et maintenant ?

Charles Géniaux dans son enquête, même s’il a sans doute forcé le trait pour flatter l’imagerie populaire et le folklore, essaie à certains moments de déconstruire le mythe en rapportant les propos d’un médecin ou du juge de paix : il doit bien y avoir une explication rationnelle à tous ces événements surnaturels rapportés dans le pays.

Au lecteur de se faire son idée car le mystère Naïa reste entier. Une chance pour les imaginatifs ! D’où venait-elle ? Quel âge avait-elle au moment de l’enquête ? Comment faisait-elle pour subsister ? D’où détenait-elle son savoir ? Mystère. Même son nom de Kermadec est contesté. Après la lecture de Géniaux/Batigne, soit le mordu de Naïa se laissera porter par la magie du personnage et du lieu − Rochefort-en-terre s’y prête facilement – et il s’efforcera alors de retrouver sa présence sous un porche, dans la forme d’un rocher, sous les pampres d’un lierre, soit il se lancera dans une recherche historiographique où le sérieux de l’archiviste prendra le pas sur la fantaisie du conteur, soit il se jettera séance tenante sur son clavier pour écrire les aventures de Naïa la Sorcière, son fantôme qui rôde encore dans les rues de la cité, parmi les ardoisières, sur les berges du Gueuzon, au Naïa Muséum ou dans l’enceinte du château ayant certainement plus d’une d’histoire à raconter… Les contes un peu sorciers n’échappent-ils pas eux aussi aux lois du temps ?

Mais chut, les murs de Rochefort ont des oreilles… La Porte de l’Enfer ouvre déjà grand sa bouche… Un souffle s’en échappe… ah !!!