Note de lecture, par Marilyse Leroux

Lignes de vie, de Bruno Cornières
par Marilyse Leroux, le 3 décembre 2015

Lignes de vieDe Bruno Cornières, on a retenu en 2014 son premier opus, Ombres et autres poèmes, paru chez le même éditeur, recueil sélectionné en 2015 pour le Prix Angèle Vannier décerné par l’Association des Écrivains Bretons. On reconnaîtra dans ce second recueil la voix singulière de l’auteur qui sur la page tire les grandes lignes du réel auquel il est confronté, au plus près de la vie humble, celle d’un monde en butte à toutes les misères et injustices. De ces « lignes de vie » le recueil tire sa cohérence, forme et propos : Lignes brisées, Lignes de fond, Lignes de fuite et Lignes droites. On remarquera le cheminement des unes aux autres, les avancées, les retours, les diagonales et les boucles que dessinent entre eux les poèmes (voir la photographie de couverture).

Une poésie d’engagement ancrée dans le réel

Il s’agit clairement ici d’une poésie engagée, qui ne se présente pas tant comme un cri, une vocifération, arme au poing et drapeau au vent, que comme l’observation et la dénonciation lucides, décalées souvent, d’un monde qui semble courir à sa perte.

Dans ce monde « nerveux comme un chat hérétique », il y a ceux qui, en toute bonne conscience, vendent « des actions au paradis », ceux qui bourrent les urnes, jouent le théâtre du pouvoir sans se soucier des coulisses, qui font « vaciller les usines » au prix de « combats truqués aux chiffres », de « formules creuses », et ceux qui, toujours les mêmes, paient le prix de la casse, qui « crachent leurs efforts en fumée », par les cheminées d’usine, ceux qui, crucifiés sur l’autel de la rentabilité, continuent de s’écorcher les pieds en dansant sur des « clous toujours neufs ».

C’est de l’humanité souffrante, exploitée, méprisée dont nous parle ici Bruno Cornières, fort de sa longue expérience d’ouvrier syndicaliste broyé lui-même par le système (certains poèmes rappellent en effet la maladie professionnelle dont il souffre). Que deviendrons-nous si nous n’avons que des machines pour interfaces, des robots sans cœur ni âme ? Cette « Rose » dont il est question page 24, avec son corps fait pour danser la vie, est-elle condamnée à devenir la « fleur rigide » des tombeaux annoncés ? « Stakhanov » d’un monde décérébré, fantômes de nous-mêmes enfarinés à l’envi, allons-nous nous laisser laminer à la sauce télé jusqu’à ressembler à des alignements de carottes hors-sol ? Toutes pareilles, belle couleur, aucune saveur.

IMG_0094Une écriture ludique et décalée

Bruno Cornières, dans une approche lucide et directe bien éloignée des petits oiseaux et des fleurs bleues, aime jouer sur la couleur des mots, leurs sonorités, leurs échos, leurs liens souterrains plus ou moins visibles, à l’image de ce monde globalisé où tout s’avère interdépendant, plus qu’on ne le voudrait souvent. Le recueil abonde de jeux lexicaux : l’homonymie (« devins/devin »), la paronymie («bayou/boyaux – écrin fardé de l’art – baudroie/baudruches », on pourrait même dans la lignée y ajouter baudriches !), les contrepèteries (« lézards/laser »), les détournements divers (« des roues infortunes »), les rimes facétieuses, etc. Les images sont surprenantes, personnelles, osées parfois, telle cette vache qui cauchemarde sur ses pis roses devenus gants Mapa, un sacré recyclage ! Si le propos peut paraître sévère, sans concession, l’écriture est là pour nous le faire passer par l’humour, du noir au plus tendre, et surtout la dérision, l’autodérision qui sauvent tout.

Quelles lignes de fuite ?

Les mots s’amusent sous nos doigts mais que dire de tous ceux qu’on nous enlève comme le pain de la bouche ? Hop, confisqués par la moulinette médiatique, rendus aussi vides que des «oreilles coupées». On a allumé les lampions de la fête mais plus rien n’est à la fête, « plus rien ne semble bon », tout boit « l’eau de la mort ». Alors que faire ? Peut-être sortir un matin, de bonne heure, se fondre dans le silence ouaté de la ville, « s’enraciner » dans un arbre, ce double plus conforme, lui sourire, « on ne sait jamais », des fois que le monde ne serait pas tout à fait mort. Heureusement, des « lignes de fuite » nous font entrevoir quelques ouvertures vers demain, illusoires sans doute, mais ouvertures quand même : passé les mauvais tours de l’aube, on pourra continuer à danser le tango « contre l’angle mort du poids des siècles », à s’aimer en vert sur la mousse, à défendre « les étoiles lasses » contre les « semelles iconiques » qui monopolisent la lumière, à préférer les fleurs sauvages à « l’art frauduleux », à exalter le « glorieux prolo » qui fait marcher la boutique. Il tourne vite, le grand manège, c’est sûr, les économistes font tout pour nous le rappeler, on piétine allègrement les « fleurs d’or » sur les pavés, on exalte le kitch au détriment du naturel, on se laisse dépouiller de l’essentiel, mais non, on ne peut tout nous prendre, il doit bien rester dans ce désastre quelque fée, quelque vraie luciole capable de nous éclairer d’une autre manière, de revivifier notre quête « d’à venir ». Comment accepter que le monde ne soit que redite, que « vieille scène » invariablement répétée, que projet voué à un grand « boum » version patratas ?

En ce sens, la mise en page proposée par l’éditeur Stéphane Batigne, originale elle aussi à l’instar du format étroit de l’ouvrage (18 cm sur 10), voire déroutante au premier abord, sert le propos du livre. Elle se veut un parti pris de verticalité, de minimalisme percutant, les mots tenant ensemble, centrés sur la page, solidaires comme de minces fils de vie, fragiles et forts à la fois, parce que, vraiment, non, n’en déplaise à Baldwin (Richard, pas l’autre), « on ne sera jamais des méduses », on fera tout pour rester debout quoi qu’il arrive, comme des arbres ou des brindilles.

On l’aura compris, dans ces Lignes de vie au double regard, chance ou malchance, il s’agit d’une poésie engagée contre les travers du temps, que l’on pourrait croire désenchantée si elle ne possédait cette part de décalage et de folie qui en fait la saveur et le prix, cet écart dû à la satire, ligne d’entre-deux salutaire, nécessaire même, dans laquelle le lecteur peut risquer ses pieds, son âme et peut-être son combat.

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